LE DEUIL

Marc-Alain DESCAMPS

Le deuil est l’ensemble des douleurs provoquées par une mort. Nous distinguerons trois types de deuils : la tristesse, les marques extérieures, la fin des grandes souffrances. Le premier deuil est «la profonde tristesse causée par une perte ou une mort », c’est un sentiment intérieur, un grand chagrin qui va s’affaiblissant. Ceci se manifeste à l’extérieur par des marques, très vite régies par la société et devenues conventionnelles: le deuil social. Enfin en psychanalyse et dans les psychothérapies on a mis au point le processus de deuil, qui désigne les méthodes et la manière pour se délivrer de cette douleur. La résorption s’oppose à la contagion, comme la guérison à la maladie.

A. Histoire mondiale du deuil social.

Une histoire mondiale des coutumes de deuil reste à écrire : en voici un plan.

Le mot deuil vient de «doel/dolor/douleur» dont il est le doublet. Il désigne toutes les marques extérieures de la perte d’un être cher : cortège funèbre, étoffes, couleurs, cris, pleurs, mutilations, durée, cérémonies ...

1.  «La mort contagieuse ». Le premier caractère de la mort est d’être contagieuse, elle engendre une épidémie psychique. L’homme n’accepte pas la mort, il la dénie constamment et vit comme s’il ne devait jamais mourir. Alors quand elle apparaît, elle est scandaleuse et provoque le désespoir. Le traumatisme est le plus grand lorsqu’il s’agit d’un être puissant et aimé (patriarche, chef, roi, général, héros ...). Sa mort impensable et inadmissible perturbe tout le groupe qui veut mourir avec lui. Les funérailles sont donc l’objet d’une folie collective passagère qui affecte tout le groupe. On peut donc aller jusqu’à la mort collective de tous ceux qui l’ont connu (femmes, serviteurs, soldats, chevaux, chiens ...). Cet accompagnement peut être volontaire, par le sacrifice et le suicide, soit obligatoire par le meurtre. Il inverse le cannibalisme primitif où l’on se sent tellement un avec le mort qu’il faut l’incorporer et manger rituellement son cadavre. Là c’est au contraire le cadavre qui vous dévore.

Nous en trouvons des témoignages dans les grands tumulus collectifs de l’art des steppes (Kourgane de Maïkop en Ukraine IIIème millénaire avant notre ère, par exemple). A la mort du chef, on connaît aussi le suicide de ses soldats et de ses femmes au Rajasthan (Jauhar de Jaisalmer et de Chittor en 1534 ). Selon l’Illiade lors du siège de Troie, la mort d’un héros était encore célébrée par des combats et jeux sanglants, provoquant des morts accompagnatrices. On peut encore retrouver cela dans l’épidémie des suicides collectifs des sectes religieuses apocalyptiques ( Guyana 923 morts en 1978, Temple solaire en 1994, Restauration des 10 Commandements en 2000 ...).

2.  «la mort symbolique ». On peut trouver plus économique de ne pas se faire accompagner par son armée mais de se contenter de statues de céramique enterrées par milliers autour de son tombeau-tumulus (l’empereur chinois Qin  en 209 avant notre ère à Xian).
   Semblablement en Egypte tous les laboureurs, bergers, pécheurs, serviteurs, contremaîtres et soldats du notable furent reproduits en modèles réduits (Shaouabtis) et mis dans le tombeau par centaines pour continuer à le servir dans l’au-delà. Il n’était plus nécessaire de tuer son cheval et son chien pour qu’ils continuent à l’accompagner dans l’Amentit.

3.  « la mort déchirante ». Dans beaucoup de peuples, la mort toujours scandaleuse déclenche de l’indignation et des protestations violentes : on n’en vient pas à se tuer mais on se déchire. On s’arrache les cheveux, on se déchire le visage, on se frappe la poitrine et la tête, on s’enduit de poussière, on s’égratigne, on hurle, on pleure et l’on profère des vociférations et des récriminations
   Et cela reprend de façon cyclique à tous les anniversaires individuels (trois jours, trois mois, un an ...) ou collectifs (fête des morts).

4.  «la mode des pleureuses ». Très vite on a utilisé les services des pleureuses professionnelles, très douées et pour lesquelles il n’était pas difficile de pleurer et de crier sur commande (Egypte, Juifs, Afrique). Les survivants, malgré (ou à cause de) leurs souffrances, ont besoin de se prouver qu’ils ne sont toujours pas morts, d’où l’universalité des banquets funèbres et repas d’enterrement. Si on mange et boit ensemble, c’est la preuve qu’on est toujours vivant. On peut parfois y ajouter des activités reproductives ou des histoires et plaisanteries salaces, mais tout ceci reste très conjuratoire dans un va-et-vient incessant entre les pleurs et les rires. Il faut toujours se réassurer face à la mort.

5. «la mort acceptée ».  Il n’est pas facile de déterminer ce que veulent dire les différences nationales, mais il est de coutume d’opposer l’exubérance des funérailles et deuils méditerranéens à la sobriété des manifestations extérieures lors d’enterrements de peuples nordiques. Les vêtements de deuil se portent noirs pendant les trois ans du grand deuil et gris dans les quatre ans du demi-deuil de la veuve. Mais dans des pays comme le Portugal les femmes qui ont porté du noir ne le quittent plus.

La pratique des peuples civilisés va vers une bien plus grande acceptation de la fin inéluctable et une diminution des manifestations de douleur. Au point qu’actuellement on peut parler de «mort occultée », tout est fait pour que la mort passe inaperçue et que les manifestations du deuil soient réduites au minimum. Il paraît inconvenant en France actuellement de porter ostensiblement des marques de deuil. Pourtant toutes ces cérémonies, si formelles soient-elles, aident à clore l’événement et à s’ouvrir vers le futur.

B. « Faire son deuil », le processus de deuil en psychologie
 

Après avoir exprimé extérieurement sa douleur, il faut lui échapper. Dans certaines cultures, une période est fixée pour cela (trois jours ou une lunaison...), après c’est fini, toute expression de la douleur est interdite et il semble par conséquent que cela suffise pour la plupart : le deuil est fait et il n’y a plus de douleur par la suite. Actuellement en France (et sans doute en Europe) cela ne fonctionne pas ainsi. Il n’y a pas de période de deuil, on a honte d’en porter des marques, on fait semblant, on se cache et on souffre.

La mort est pour beaucoup inadmissible et épouvantable. Surtout lorsqu’il est question de jeunes ou d’enfants. Ceux qui restent souffrent en silence et ne savent pas comment s’en sortir. Si l’on souffre trop il faut se faire aider, c’est-à-dire aller voir un psychologue, commencer une psychothérapie. Les psychothérapeutes sont formés pour offrir une relation d’aide ou une psychothérapie de soutien, c’est leur métier. Autrefois on allait voir un prêtre, un directeur de conscience, on priait et l’on faisait dire des messes. Mais maintenant ils sont si peu nombreux qu’ils n’ont plus le temps de s’occuper de cela, sauf exceptions. Il existe aussi des associations d’entraide mutuelle comme les groupes d’Elisabeth Kiibler-Ross ou «Vivre son deuil» ou d’excellents livres d’aide pratique, comme ceux de C.Moffat ou de M. Bon.

Les mécanismes inadéquats. Bien des personnes utilisent d’abord des moyens inefficaces ou nuisibles. 1) En parler à tous. Au bout de quelques paroles la personne a vite fait de vous raconter en détail cette mort, l’accident, le meurtre, l’hôpital ... C’est une répétition torturante, cette évocation tourne vite à 1’invocation. Mais ceux qui reçoivent ce récit n’ont pas été formés pour cela, ils ne savent qu’en faire, ils sont très gênés et leur embarras se ressent et augmente le ressentiment de la personne en deuil qui a le sentiment d’avoir été victime d’une injustice. Donc la répétition des récits et des confidences renforce le traumatisme, alors que l’on cherche simplement à fuir la solitude et le vide qui se sont installés.

2) Chercher à oublier. Au contraire d’autres ne veulent plus jamais en parler, ils se murent dans le silence. Ils proscrivent toute occasion de rappel. Seulement ils restent tristes, amers, pessimistes et pleurent en secret la nuit dans leur chambre. C’est ce que l’on nomme en psychanalyse une opération de «refoulement» et normalement cela conduit à une névrose.

Une variante est la fixation possessive. Le survivant, épouvanté par cette perte subite, compense en s’attachant soudain à une autre personne (parent, voisin, victime, orphelin ...) ou à un animal. Et cet attachement possessif la met en prison, de façon jalouse et compensatoire, elle s’occupe d’elle «pour son bien» sans lui demander son avis et sans que l’autre ose s’en défendre.

Il   faut savoir que la forme la plus commune d’oubli après un deuil est l’entrée dans l’alcoolisme.

3) Le nier. D’autres vont faire comme si cela n’avait pas eu lieu. Ils n’ont rien à refouler, puisque cela n’a pas eu lieu. Lorsqu’il n’y a pas d’enterrement, ni de cadavre, on sait que le deuil est plus difficile. C’est le cas de toutes les «disparitions », les disparus en mer, en montagne ou les non-revenus de la guerre. Tout le monde connaît des mères qui ont gardé intacte la chambre de leur fils qui n’est jamais revenu et qui mettaient son couvert à table tous les jours, ce que l’on nomme «la momification» ... D’autres continuent à aller le chercher à la sortie de l’école. Le deuil des enfants mort-nés dont autrefois on ne rendait jamais le corps à la famille était particulièrement difficile à faire. Et la dénégation est pire que le refoulement car elle peut mener à la psychose. Il ne faut surtout pas consoler ces personnes et encore moins les raisonner, car leur hostilité se retourne contre vous. Le chagrin est absent car elles nient la perte et cherchent par tous les moyens à retrouver le mort. Certains le sentent vivre dans l’appartement, partout où l’on va, en soi ... D’autres font tous leurs efforts pour communiquer avec le mort par tous les divers moyens qui existent. Certains qui ont la possibilité de faire un enfant, le rêvent, le veulent et le vivent comme la réincarnation du disparu. Pour faire vivre un mort, on tue un vivant qui n’a pas droit à son identité.

On risque alors d’entrer dans un deuil chronique ou un deuil pathologique. Le deuil pathologique est soumis aux pulsions de mort ; la présence évidente de la mort fait resurgir toutes les angoisses de mort dont on n’arrive pas à se sortir, comme une personne en train de se noyer qui tourne en rond dans un courant sous-marin. Alors risque de s’installer la mélancolie, qui est une fixation narcissique sur l’objet perdu, une pure culture de mort où l’on ne conserve l’objet que pour pouvoir continuer à le détruire et à se faire détruire par lui. Les forces de mort sont auto-destructrices et cannibales. La personne s’enferme dans son chagrin, vit de façon raide et formelle, avec une gaieté forcée, elle se renferme sans possibilité de sentiments chaleureux. La détérioration commence par les rêves qui deviennent des cauchemars répétitifs, puis l’on perd le sommeil. Enfin apparaissent des somatisations diverses (migraines, maux de tête, impossibilité de digérer, palpitations cardiaques ...). Dans le deuil chronique on est dans la commémoration permanente et l’on sent combien toutes les tentatives pour aider et faire évoluer sont non-désirées et complètement inutiles. L’extrême du deuil pathologique se trouve dans le suicide. Les statistiques en France montrent que pendant les deux premières années de deuil le risque de suicide est cinq fois plus élevé que dans le reste de la population. Et cela augmente encore chez les garçons célibataires qui viennent de perdre leur mère. Dans tous ces cas on ressent combien la vie ne vaut pas la peine d’être vécue sans la personne aimée.

Comment alors opérer puisque l’oubli est impossible et que le revécu est traumatisant? 

Les étapes du deuil. On retrouve ici l’équivalent des cinq étapes décrites par Elisabeth Ktibler­Ross pour l’acceptation de sa propre mort. Et pour l’acceptation de la mort d’un être cher, cela donne : le refus, la colère, les plaintes, la tristesse et la revie. Bien entendu, ceci n’est qu’un schéma général qu’il convient de préciser, car chaque cas est unique et original. La perte du conjoint(e) après une longue vie aimée n’est pas le deuil d’un jeune enfant, d’un suicidé ou de la mort d’un ou d’une centenaire.

1) Le refus. D’abord on est abasourdi: « non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, lui ou elle qui était si ..., je n’arrive à y croire, je ne m’y ferai jamais, je crois toujours qu’il va rentrer, etc. ». Cette période d’abattement est aussi de l’incrédulité et parfois de la dénégation. On n’admet toujours pas la mort puisqu’elle est inadmissible. Il y a l’espoir qu’il y a une erreur quelque part, que tout n’est qu’un mauvais rêve et qu’on finira bien par s’en sortir. Toutes les énergies sont tendues pour récupérer l’absent d’une manière ou d’une autre. Un des signes est que l’on ne supporte même pas les condoléances et que l’on reste comme engourdi sans rien faire, même pas pleurer.

2)  La colère. Puis souvent on en sort par une crise de violence. On finit par admettre un peu cette mort, en faisant des reproches: «A qui la faute ? ». Ils peuvent porter sur l’hôpital (il a été si mal soigné, ils l’ont laissé souffrir, ils l’ont attaché, il y a eu une erreur médicale, ils n’y ont rien compris, ils se sont trompés ...) ou l’accident (ils roulaient lentement, ce sont les autres qui étaient ivres ou qui téléphonaient en conduisant . . ..), etc. Commence alors un examen sans fin du comment et du pourquoi de cette mort. La rancoeur et parfois le désir de vengeance s’installent envers toute personne considérée comme responsable de la mort. Parfois au lieu des reproches, on peut avoir des crises paniques (au moment de l’endormissement ou réveillé la nuit par un cauchemar ...) qui font se précipiter sur le téléphone ou s’enfuir chez des amis. Mais le plus souvent la personne reste irritable de façon permanente et ne peut plus rien supporter. Le simple réconfort est alors vécu avec un ressentiment aussi vif que si l’on était le coupable de la mort et le consolateur s’arrête épouvanté.

3) les plaintes. Enfin le survivant a besoin de se confier et de se faire consoler. Parfois les jérémiades se répètent beaucoup, du type «Il me manque pour ..., j’accepterais bien de renoncer à cela mais pas à ceci ». Curieusement la mort fait idéaliser le disparu (un mari décédé est un saint et un mari divorcé un démon) et les personnes que le mort a fait souffrir, a déçu ou a frustré sont celles qui vont tout oublier pour chanter ses louanges sans aucune critique. Parfois les reproches sont fait mais en auto-accusation face à un mort impeccable. On commence à réaliser que la mort est universelle, inéluctable et définitive. Il ne reviendra jamais, il est parti pour toujours, il n’y a pas de rémission ou de retour, rien ne sera plus comme avant. La mort est une absence éternelle, c’est ce que l’on a tellement de mal à admettre. Aussi à cette étape on a besoin d’aide, de réconfort et de tendresse.

4)  la tristesse ou la dépression. On n’a plus goût à rien, plus la force de rien faire. C’est le languissement intense, avec des accès de tristesse, de nostalgie irraisonnée, des épisodes de détresse et de sanglots profonds... On touche le fond du désespoir. La personne désespérée sait que le mort ne reviendra plus et c’est à ce moment qu’elle a le plus besoin d’une aide extérieure compétente. Pleurer intensément est une expression indispensable du deuil et la condition de sa délivrance.

5)  la revie. Et pourtant un jour on se remet à vivre un peu comme avant : le deuil est fini. Une personne normale revit toujours après un deuil de quelques mois, au plus d’un an ou deux. (Sinon il s’agit d’un deuil pathologique). Elle commence à reprendre goût à la vie et cesse de se plaindre ou de rester fixée de façon obsessionnelle sur le disparu. Elle regarde autour d’elle et multiplie ses échanges avec le milieu extérieur. L’espoir et les projets de vie renaissent, de nouveaux avantages ou de nouveaux modèles de comportements apparaissent. On commence à acquérir de nouvelles compétences et les succès rendent confiance. Il convient alors de déterminer si l’on va s’engager dans de nouvelles relations, de nouvelles amitiés ou de nouveaux amours.

Le travail de deuil. Le deuil n’est pas l’oubli, mais la mémoire apaisée. Ou plus exactement c’est la souffrance qui s’oublie, le souvenir est toujours présent, mais justement il est resitué dans le présent, c’est-à-dire dans sa vérité. Le chemin pour y arriver est long et difficile. Il faut éviter la contamination par la mort et refaire individuellement l’itinéraire qu’a suivi l’humanité. Le but a été précisé ainsi par Freud : «détacher du mort les souvenirs et les espoirs du survivant ».  Il faut qu’il admette la perte définitive, se détache et trouve de nouvelles raisons de vivre. Le deuil est un processus de guérison qui va nous délivrer de la mort à laquelle nous nous identifions parce que nous la refusons.

Mais ce deuil implique de nombreuses redéfinitions.

D’abord il faut se libérer de la culpabilisation d’être resté. C’est particulièrement important lors de décès collectifs, d’accidents ou de faits de guerre. On s’en veut de ne pas s’être sacrifié, de ne pas avoir été choisi, d’avoir abandonné ses parents, ses amis ou ses camarades.

Une autre culpabilisation peut être de ne pas avoir de chagrin ou d’avoir le chagrin de ne pas pouvoir pleurer du deuil de cette personne aimée. Et l’on s’inquiète de la nature de ses sentiments ou de ses mauvaises pensées. On a pu avoir des différents, des disputes ou des reproches avec le décédé et les regrets seront éternels.

Mais il y a bien d’autres culpabilisations du type avoir souhaité sa mort, l’avoir trompé(e), s’être disputé, l’avoir haï, avoir commis des imprudences, des négligences, l’avoir relégué(e) dans une maison de retraite ... Dans ces cas peuvent revenir les vieilles angoisses archaïques des malédictions des morts ou du retour des fantômes vengeurs et persécuteurs, voire des vampires

Puis il faut se détacher de l’autre, parfois les âmes et les personnalités se sont mélangées et la perte est une déchirure qui laisse un trou. C’est particulièrement vrai avec les couples amoureux ou l’union s’est solidifiée. Des pertes antérieures peuvent avoir été compensées par ce partenaire (le premier deuil est en effet celui de la mère avec l’accouchement, puis le second celui du sein avec le sevrage, etc.). Tout deuil provoque un revécu du complexe de castration: un objet auquel on était habitué vous est retiré. Les personnalités de type enfantin ou mal construites sont démolies par cette perte et le travail de deuil commence d’abord par la construction de ce qui est resté inachevé.

Après il convient parfois de se reconstruire dans l’indépendance et dans la solitude. C’est l’occasion de devenir un adulte, des amours précoces parfois l’ont empêché et l’on a eu que des transferts d’investissements (le mari prend la place du père, etc.). La plupart des deuils pathologiques proviennent d’un premier deuil mal assumé dans l’enfance. Il y a donc répétition et la dépression vient de cette double atteinte.
   Se guérir du deuil peut être vécu comme un désaveu, un oubli ou une ingratitude envers le disparu. En fait le processus de deuil fait jouer les pulsions de vie contre les pulsions de mort.

Le problème essentiel est de savoir si le travail de deuil est fondé sur un processus de résignation ou un essai d’intégration de la mort de l’autre dans la vie de l’un. Il faut vivre avec ce mort, ce vide, cette absence définitive. Non s’y résigner parce qu’on ne rien y changer, mais élaborer l’absence du mort, retrouver lui en soi et soi en lui, instaurer un dialogue.

Faire le deuil, c’est faire la paix et se défaire de ses liens. Et il faut du temps.

C. L’apport des E.M.I. et de la spiritualité

L’aide au travail de deuil. En dehors des professionnels formés à cela, il y a des êtres prédisposés ou doués pour ce travail d’aide. Il faut rester présent, ouvert et disponible. Le facilitateur doit inspirer confiance à la personne en deuil et accepter toutes les expressions de la souffrance lors des confidences ou des revécus intenses de chagrin ou de colère. Il faut le laisser exprimer ce qu’il a sur le coeur pour qu’il puisse renouer avec les forces de vie et de régénération. Le secret de l’aide efficace est dans une écoute claire, car l’autre ne demande pas de la pitié, des « bons conseils » et du réconfort intéressé. Dire «n’y penses plus » est un déni sans compassion qui n’apporte rien. Le plus simple est de se taire (mais combien c’est difficile !) et d’être présent dans une écoute accompagnante. Ne jamais lui couper la parole et attendre en silence pendant ses réflexions. Il faut toujours lui garder son estime, son respect et son affection; même s’il se comporte de façon enfantine, égoïste et exagérée, il reste pathétique dans sa douleur. Les aideurs ne voient pas assez combien ce sont surtout eux qui ont besoin d’aide.  « Voir l’autre comme une personne en devenir» écrit Michel Bon. Il ne faut pas projeter ses propres angoisses de douleur et de mort, qui ne font qu’augmenter celles du celui que l’on prétend aider. Le travail pour un autre est d’abord un travail sur soi. Il suffit d’être au lieu de vouloir aider, être-là tout simplement disponible, sans fusionner affectivement. Ne pas vouloir aider (par soi-même et pour satisfaire son égo) mais s’ouvrir tous les deux aux forces créatrices et cosmiques qui nous dépassent. Le livre de B. Moffat contient le témoignage bouleversant de Cassandra Christenson, une des premières infirmières américaine à accompagner les mourants: «Durant ma longue expérience, j’ai constaté au fil des années que la mort est vraiment une chose inoffensive. Seule notre immense peur à son sujet lui enlève sa douceur ».

L‘apport de la spiritualité. L’apport de la spiritualité se fait en deux temps : par généralisation et par négation.

 Il faut d’abord généraliser le processus de deuil à toute forme de perte. Bien des situations sont comparables. Un divorce, surtout un divorce conflictuel, peut vous laisser déprimé(e) pendant deux ou trois ans. Le retrait de la garde de ses enfants est senti comme un vide incommensurable et une injustice imméritée. La perte de son travail ou d’un emploi et la mise au chômage définitif causent des dommages irréparables. La perte de son domicile, les expulsions violentes, l’émigration, le bannissement, l’assignation à résidence, la mise en prison, les enlèvements et séquestrations laissent des traces indélébiles. Les faits de guerre, les invasions, les catastrophes naturelles ou industrielles causent des traumatismes irréversibles. En fait, il faudrait étudier toutes les situations définitives comme la perte de la santé ou les déménagements ; il est certain que de se retrouver paralysé dans un fauteuil roulant après un accident de voiture implique de faire le deuil de tous ses projets et espoirs de sa vie précédente. Mais l’on doit toujours faire le deuil de sa jeunesse et de sa beauté

Tout cela c’est le changement. Le changement, c’est la mort dans la vie: tout change, tout passe, tout lasse, tout casse. Nous devons bien réaliser que nous sommes dans le temps, prisonnier du temps qui ne cesse de s’écouler et de fuir. Ici rien n’est stable, permanent et éternel. Excepté le temps lui-même, qui est toujours là, et tout ce qui est hors du temps et qui le cause, le produit et le soutient. La mort est dans la seconde qui vient de s’écouler, mais c’est cela exister. La partie stable et éternelle en nous vient agir dans ce monde en perpétuelle transformation, pour aider et faire aller les choses dans le bon sens. Cet enseignement traditionnel est celui de tous les initiés (Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme) et de bien des philosophes (Tout coule, disait Héraclite, et l’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve). Sa forme la plus connue est actuellement le bouddhisme qui nomme cela « l’universelle impermanence ». Il faut voir la mort comme universelle, elle est dans le changement et dans le temps à chaque instant. Elle n’est pas seulement àla fin de la vie, elle est permanente, mais cela nous faisons semblant de ne pas le voir, nous le nions ou nous l’oublions. Pourtant la rose a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un instant ... Et ceci doit être vécu avec la plus grande joie, c’est la délivrance et la récompense. Le travail ayant été fait, la relève est prête. La partie immortelle en nous revient travailler dans l’autre dimension, dans l’au-delà.

L’apport des EMI. C’est là que l’apport des EMI est inappréciable. Les Témoins sont revenus des premières étapes de la mort. Et ils ont vu que c’était la vie continuée, «la vie après la vie », l’autre vie. Il n’y a pas d’anéantissement définitif de perte, de fin, tout se continue, mais sur une autre dimension, sans corps de chair. Le sens de la mort change complètement. Si ce n’est plus la même mort, cela ne peut pas être le même deuil. La découverte de la réalité spirituelle change complètement le vécu du deuil. Il n’y a plus de crime, de fm de tout, de disparition de l’esprit et du sujet, comme dans la croyance matérialiste.

Tout le problème du deuil change : il peut s’agir de la confusion entre l’éternel et le transitoire ou d’un trop fort attachement. C’est une inconséquence de ne pas admettre la réalité telle qu’elle est: nous sommes mortels et nous n’avons aucune garantie que les plus vieux meurent d’abord. Alors pourquoi nous scandaliser, pleurer et hurler ? Cela ne répare rien, ne rattrape rien, le mort est mort et il est mort pour toujours. On peut s’attacher à ce qui est mortel, mais jamais il ne faut l’aimer comme l’Eternel.    
     L’attachement commence avec l’amour total du nourrisson pour sa mère, mais l’éducation doit apprendre à s’en désapproprier. Les deuils pathologiques s’installent dans des personnalités immatures ou possessives. Nous devons nous considérer comme locataire et jamais comme propriétaire. Rien n’est à nous pour toujours, car les êtres et les choses nous quittent et un jour il faudra tout quitter, tout laisser aux successeurs. On s’est identifié au moi, à la personnalité de cette vie, à son corps matériel, comme au cinéma on s’identifie au héros et l’on se croit dans l’histoire. Stephen Lévine donne dans son livre le texte de Cinq méditations guidées pour se délivrer de la douleur du deuil.

 Mais en plus de ces qualités générales, l’aide la plus appréciable est dans la compréhension précise de la nature exacte de la mort, telle que l’ont les témoins d’EMI et ceux qui s’en occupent avec un vision spiritualiste. Lorsqu’on a un modèle sain de vie, on n’est pas désorienté ou choqué. La pacification intérieure engendre une forte baisse de la douleur de deuil. Le problème central est celui de l’attachement, tel qu’il a été étudié par Bowlby, Hubert Montagner, etc. La spiritualité permet d’ajouter une prise de conscience du caractère illusoire de cet attachement. Il est double : l’attachement au reflet et l’attachement à la perte du reflet. Elle permet de cultiver le détachement, la non-possession. En effet l’illusion vient de la pensée duelle, notre mental a pris l’habitude de penser les choses comme séparées et ayant une existence indépendante en elle-même (en soi). L’accès, par la méditation ou l’extase, à la pensée non-duel révèle la nature phénoménale des phénomènes. Ils sont dépendants, des reflets, de pures musions et n’ont pas d’être en sot. Seul l’Etre est éternel, les reflets ne sont que transitoires et passagers, quand aux émanations de l’Etre, elles finissent par se résorber dans l’Etre. Le contraire du deuil est la joie et l’allégresse, c’est ce qui se produit avec soulagement lorsqu’on échappe à la douleur du deuil par l’entrée dans le vécu de l’Unité véritable, de la Présence réelle sous le voile des apparences. «Ce qui n’est pas né ne peut pas mourir, seul l’impermanent se transforme sans cesse ».

 
Lectures

 Michel BON, Accompagner les personnes en fm de vie, éd. L’Harmattan, 1994
Elisabeth KUBLER-ROSS, La mort, éd. Québec/Amérique, Montréal, 1977
Stephen LEVINE, Qui meurt? une investigation du processus conscient de vivre et de mourir, éd. Le souffle d’Or, 1991
Stephen LEVINE, Sur le fil, rencontres au seuil de la mort à l’usage des vivants, éd. Le souffle d’Or, 1992
Bettyclare MOFFAT, Neuf clés pour vivre sa mort, éd. Le Souffle d’Or, 1990