LES FONCTIONS DE L’ART

par Marc-Alain Descamps

Sur les fonctions de l’art bien des questions fusent :

"A quoi sert l'art ?", "A quoi l'a-t-on fait servir ? ", "A quoi doit servir l'art ?".  
Poser la question "L'art est-il utile ? " peut sembler sacrilège à certains.

Nous devons donc envisager successivement les fonctions esthétiques, humaines, morales et ontologiques.


                                    1. L’ART NE SERT A RIEN

   La première fonction de l'art est évidemment de produire de la beauté, puisque c'est sa définition. Et la beauté, étant une finalité sans fin, n'a pas d'autre but qu'elle-même. Elle est pure gratuité et infinie liberté. Elle ne doit rien à personne et ne demande rien d'autre qu'elle-même. Elle se suffit à elle-même, sans finalité utilitaire immédiate. L'art est un jeu désintéressé qui se justifie par sa seule beauté. L'art ne sert à rien (à rien d'autre que lui-même).  Il est un luxe totalement inutile, mais dont l'homme ne saurait se passer pour continuer à devenir ce qu'il est.

       Il est gratuit et désintéressé. Selon Kant "le beau est l'objet d'une satisfaction désintéressée et libre". Est beau ce qui porte en soi sa propre fin "le beau est ce qui est reconnu sans concept comme l'objet d'une satisfaction nécessaire".

                 2. MAIS IL EST INDISPENSABLE POUR VIVRE

    L'art est au service de la vie. Ce n'est pas une pure gratuité, puisqu'il est l'expression nécessaire de l'essence de la vie. L'art seul nous permet de vivre la vie pleinement.

     Nul autant que Malraux n’a mieux su revendiquer la grandeur de l’art. L'art a une fonction essentielle qui est de révéler à l'être humain sa grandeur et sa dignité. J’entends toujours sa voix inoubliable proclamer avec émotion : "On peut aimer que le sens du mot art soit : tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu'ils ignorent entre eux. Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les ombres illustres et celles des dessinateurs des cavernes fixent la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil. Et cette main, dont les millénaires suivent le tremblement dans le crépuscule, tremble d'une des formes secrètes et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme". Et Malraux ne voit que l'art pour tenter d'échapper à la solitude de son destin et prouver à l’homme qu’il n’est plus un animal : "Le plus grand mystère n'est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la matière et celle des astres, c'est que dans cette prison nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant". Avec son lyrisme coutumier il ajoute : "Peut-être est-il beau que l'animal qui sait qu'il doit mourir, en contemplant l'implacable ironie des nébuleuses, lui arrache le chant des constellations, et qu'il le lance aux siècles auxquels il imposera des paroles inconnues". On peut donc dire avec Malraux que l'art a aussi pour fonction " de soustraire au temps quelque chose, de suggérer le monde de vérités, au regard duquel toute réalité humaine n'est qu'apparence... d'apporter une réponse à l'interrogation que pose à l'homme sa part d'éternité".

    Certainement une des fonctions que remplit l'art est de franchir les siècles et de porter le témoignage du passé. "L'art est l'ensemble des images que la création humaine a opposé au temps" (José-Maria de Hérédia). Les statues survivent aux religions et les médailles aux empires, ne l’oublions pas.
   Il devient par conséquent un facteur de communication unique entre tous les humains de la terre, par delà les différences de cultures, de langues et de frontières. Tous ceux qui sont amoureux de la beauté peuvent par lui communiquer et communier dans le même culte, en échappant à la solitude des personnes et aux divisions des peuples. L'art est le plus court chemin d'un homme à un autre et un pont entre les nations.
        Par sa gratuité et son désintéressement l'art est une preuve du pouvoir de liberté de l'homme. C'est bien parce qu'il est libre que l'homme est capable de créer un monde esthétique. On peut même dire que l'art est la conscience toute entière en tant qu'elle réalise  sa liberté. Pour le créateur comme pour le spectateur, il constitue un niveau de conscience original. Comme l'acte moral, la création artistique de ce qui ne sert à rien est l'acte gratuit révélateur de la liberté.
    Par delà la liberté, l'art est aussi la matérialisation de l'amour. "L'amour ôté, il n'y a plus d'art" écrit Rémy de Gourmont. C'est le besoin d'aimer qui pousse à produire du beau. Et ce qui débute chez l'animal, s'épanouit dans les créations humaines dont les plus belles réalisations évoquent le désir et la nostalgie de cet amour idéal sans lequel l'homme ne pourrait pas vivre.

       3. DE PLUS C’EST LUI QUI NOUS FAIT VOIR LE MONDE

Cela paraît paradoxal mais la beauté de l’art est première et nous révèle la beauté du monde. Comme le proclame Paul Klée : « L’art ne reproduit pas le visible, il le rend visible ». Pourquoi ?

    Déjà Schopenhauer avait expliqué : "l'artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde". Nous ne voyons belle la nature que lorsque l’artiste nous a appris à le voir. Les peuples naturels ne trouvent pas leur milieu beau, car il les terrifie. Les plages de corail et les lagons de Tahiti n'étaient pas beaux pour les Maoris avant que les européens ne le leur révèlent. La nature est terrifiante pour tous les primitifs qui ne la chantent jamais. L'océan n'est beau que pour les touristes ou les plaisanciers de l'été, pas pour les marins du moyen-âge ou les terre-neuvats.  "On ne peut pas dire de l'immense océan agité par la tempête qu'il est sublime, le spectacle qu'il offre est horrible" écrit encore Kant. Pour le trouver beau, il faut commencer par se sentir en sécurité et oublier tous les naufrages et toutes les noyades.

    Pour comprendre mieux comment nous ne voyons plus la nature qu'à travers l’art, il y a lieu de réfléchir profondément sur le pittoresque.  Pittoresque signifie en effet « digne d’être peint ». La nature est belle que lorsqu’elle est devenue un sujet de tableau. Puis elle inspire des poèmes, chansons, romans, des films et tout le reste de l'art. Capri, Sorrente, Monaco, Copacabana, Acapulco ... ont ainsi été rendus célèbres mondialement. Alors tout le monde veut voir ce qu’ils ont de si beau. Et c'est ce qui est arrivé à Montmartre, Robinson, Biarritz, Nogent-sur-Marne, le Mont Saint-Michel, les chutes du Niagara, Tahiti ... On trouve son jardin beau comme un Corot, écrit Oscar Wilde, et les Goncourt ajouteront "un cheval beau comme un Géricault, ou un mendiant beau comme un Murillo". L’homme moderne a appris à trouver beau les lieux inhospitaliers qui glaçaient d'effroi dans les siècles passés : les forêts, les déserts, les montagnes et les glaciers.
   Valéry peut alors se lamenter : "Il est des lieux de la terre que nous avons vu commencer à admirer. Corot en a désigné quelques uns. Bientôt tout le monde s'y rue : le peintre y pullule, l'hôtelier, le marchand de voyage et d'impressions l'avilissent". Pire, lorsque le lieu a été détruit, on en reconstruit un pastiche, comme les moulins de Montmartre, dont le triste sort guette tout le pittoresque de la terre. Il arrivera à la baie d'Along ce qui est arrivé à celle de Nice ou de Rio-de-Janeiro.

                                4.  LA FONCTION MORALE

   La fonction morale de l’art est beaucoup plus difficile à faire admettre dans les faits et même dans son principe. Pourtant il n'est pas possible pour moi d'envisager l'art indépendamment de la morale : "La moralité ou l'immoralité de l'oeuvre doit faire partie intégrante du jugement que nous portons sur sa beauté" écrit Souriau dans La beauté rationnelle. Peut-être vaut-il mieux parler actuellement d’Ethique ou même d’axiologie.
      Le problème est que l’art est d’abord critique et libertaire. Il est en rébellion contre les contraintes, les conventions et toutes les règles imposées qui ont perdu leur sens. Pourtant, il est hautement moral car il prépare la nouvelle morale qui va être en usage au siècle suivant. L’artiste, comme Baudelaire, se donne le droit de trouver beau le mal et de chanter les Fleurs du mal. Mais le droit au scandale passé, Baudelaire ne peut se départir d'une âme profondément religieuse

:"Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre Eternité".

     Gide de même, après avoir écrit l'Immoraliste, propose finalement une morale plus élevée et plus exigeante qui va dans la direction de la soif et de la ferveur.
     L’art est quand même un facteur d’amélioration de la conduite humaine à condition d’éviter le moralisme et l’art édifiant, qui perd le beau en voulant moraliser.
  L'accord heureux entre les artistes et la société se produit lorsque de nouvelles valeurs sont en train de s'inventer. Toute civilisation naissante engendre un art positif qui exalte les principes nouveaux (l'époque des cathédrales). Après, toute concrétisation humaine étant forcément décevante, l'art reprend alors sa fonction critique. Certes la critique des moeurs sert la morale en soulevant une vaste indignation avec la peinture des atrocités de la guerre par Goya, les caricatures de Daumier ou les romans de Victor Hugo et de Zola...
    Une fracture s'est produite dans le siècle vers 1966. Et avec de nouvelles valeurs un art spontané est en train de naître : la défense de la nature, la solidarité avec les opprimés. La nouvelle morale est avec le tiers-monde puis le quart-monde, les mouvements de libération des femmes, la reconnaissance des droits des enfants, la transformation de l'éducation, la rééducation dans les prisons, la découverte des psychothérapies humanistes puis transpersonnelles, les médecines douces, la mutation des asiles de malades mentaux, l'éthique bio-médicale, la non-violence et le règlement pacifique des conflits ...

                                  5. LA SUBLIMATION

     Pour Freud la sublimation est un déplacement de la libido par changement de but, qui est désexualisé, et d'objet vers les acquisitions les plus élevées de la civilisation. Mais en n'assignant qu'une origine érotique à l'art, Freud et les psychanalystes n'ont jamais pu bâtir une théorie de la sublimation qui reste une des croix de la psychanalyse comme l'avoue Laplanche.

    Le Transpersonnel ne participe pas à ce réductionnisme par lequel on n'a jamais pu expliquer ce qu'il y a de plus élevé en l'homme par ce qu'il y a en lui de plus bas. L'homme n'est pas mené uniquement par une pulsion sexuelle et une pulsion de mort. L'inconscient n'est pas que du refoulé, il existe aussi un inconscient créatif qui comprend la pulsion de réalisation et le sens des valeurs. L'enfant a d'origine le sens des valeurs (de justice, d'amour, de vérité, de beauté...), on les cultive et les développe en lui, on ne les lui donne pas. Priver un enfant de l'enchantement de l'art et de son sens, c'est l'enterrer vivant. Réduire pour lui l'expérience de l'Amour à celle de la sexualité est un viol qui ne provoque que la nausée.
     La sublimation est donc pour nous le développement des potentialités cachées de chacun par la rencontre du sublime. Tout le monde porte en lui cette nostalgie du sublime, de son total épanouissement, d'un état élatif. Chacun a besoin d'espace, de liberté, d'ouverture intérieure vers les vastitudes qui nous habitent et nous orientent vers cette vision du sublime (celui de la Voie lactée, des cimes, de l’océan ou du désert …).
     Un jour, on comprend enfin que l'on ne peut plus passer sa vie à pleurer son biberon perdu.  L'être humain est déterminé par son passé et libéré par son futur. On ne peut pas sublimer, si on ne se projette pas dans le futur. Mais cela n'est pas possible tant que l'on n'a pas trouvé un sens à sa vie et au monde. Il ne peut pas y avoir de sublimation sans le développement du potentiel humain et son dépassement vers le Transpersonnel. Par la création l'homme collabore à l'ordre du monde et à son devenir.

   En accédant au niveau transpersonnel  se réalise la fonction essentielle de l'art qui est sa fonction ontologique. Le but ultime de l’art est de nous révéler notre vraie nature et notre être essentiel. Quand nous parlons de l'Etre nous visons ce qui se manifeste sous le voile des apparences sensibles de cette matière qui n'est qu'Energie. Ce que l'on peut en dire de mieux c'est que dans l’art on fait l'expérience du Sacré.

    Après des siècles d'errance nous avons la joie de vivre un retour du Sacré dans l'art. Il a débuté en 1910 avec le livre de Kandinsky "Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier". L'essence de l'art est dans la présence du spirituel dans l'art. Ce qui en fait un moyen de connaissance mais aussi de salut. Par le moyen qu'a l'oeuvre de mettre l'âme humaine en vibration, elle est un itinéraire d'union au monde et à l'être. L'art a donc pour but la transformation du monde. Ainsi peut se réaliser la vocation de l'artiste qui est projeter la lumière dans les profondeurs du coeur humain, selon l'expression de Schumann. Est beau ce qui procède d'une nécessité intérieure de l'âme.
« Le peintre n’est plus le chroniqueur de la vie humaine, mais le guide en fournissant le paradigme de l’harmonie future » prévient De Stijl en 1912.  Et Picasso le commentait ainsi : « Qu’est-ce que vous croyez que c’est un artiste ? Un imbécile qui n’a que ses yeux ? La peinture n’a pas été inventée pour décorer les appartements ». « La peinture est douée d’une puissance fabuleuse » s’exclamait Kandinski en découvrant Monet.

      L'art transpersonnel, qui rend manifeste la présence de l'invisible à travers le visible, est l'un de ces moyens les plus faciles pour tout un chacun pour s'approcher de l'extase et pour réaliser que la beauté est la splendeur de l'Etre, l’éclair fulgurant de la perfection.

 Bibliographie dans  Descamps et col. Art et créativité, éd.  Trismégiste, 1991